Vincent et moi

J’aurai franchi le cap des 75 ans fin octobre. Né à l’hôpital Saint-Joseph, on me ramena quelques jours plus tard au 540, rue Commerciale, une petite maison en bois coincée entre le restaurant Saint-Maurice et le magasin à rayons Spain.

La vie venait de me faire un immense cadeau : je serai, avec ma famille, le voisin des Spain durant toute mon enfance et mon adolescence.  Je pourrai durant toutes ces années être mis en présence de Vincent, être l’objet ou le témoin heureux de son affection, de son amour, de  la confiance qu’il portait en ses enfants et aux enfants des familles voisines, de l’émerveillement et de la patience tranquille qu’il manifestait à nous entendre crier, hurler, à nous regarder culbuter, découvrir, jouer, grandir. Notre vulnérabilité, notre candeur, notre turbulence infantile, notre vie le touchaient. Il nous le faisait sentir. Bellement.

La Tuque, ville de mon enfance, alors une ville prospère animée de l’élan hardi conquérants pour qui tout est possible ; j’y ai vécu une enfance et une adolescence privilégiées. De la maison familiale on pouvait voir défiler toute la ville : en face de l’hôtel Windsor, Milliard taxi, Arcand épicier-boucher (où débarquait annuellement Maurice Richard lors de ses voyages de pêche),  et H.R. Hillier, mercerie pour hommes. Un peu plus loin, la tabagie de chez Ben Crête où je me présentais régulièrement avec Mickey, notre chien mascotte des pompiers volontaires, en quête d’une crème glacée… pour lui. Un succès à chaque fois, gastronomique pour lui, social pour moi. À part le fait admis que la fumée sulfureuse de l’usine ternissait la carrosserie des voitures, nous vivions l’insouciance béate d’enfants et d’adolescents choyés qui grandissaient dans un environnement sécuritaire et aimant. Nous y avions l’embarras du choix entre le baseball, le football, la balle-molle, le basketball, la salle communautaire de bowling et de billard et le cinéma à rabais du samedi après-midi. Sans compter la pêche à la barbotte au p’tit lac aux Canards, ou l’OTJ et son lait Vico alors que nous étions plus petits. Le nec plus ultra : le 0-100 20, club de danse sans boisson réservé aux jeunes, sur le bord du lac Saint-Louis, ouvert les vendredis et samedis soirs, et le dimanche après-midi avant la messe de 5 heures. Une enfance et une adolescence bénies.

Beaucoup plus tard, en 1991, je publiais Un Québec fou de ses enfants, un rapport destiné au gouvernement concernant les environnements qu’il nous fallait créer pour soutenir adéquatement le développement de nos enfants et de nos jeunes.

D’abord soucieux de connecter les recommandations du rapport sur les données scientifiques les plus robustes de l’époque, je n’avais pas eu vraiment conscience combien toutes ces années de mon enfance et de mon adolescence passées à La Tuque avaient teinté mon écriture du rapport. Cela allait cependant me frapper clairement et bellement alors que je fus invité à donner une conférence sur le sujet au Complexe culturel Félix-Leclerc. C’était en 2000, je crois.

La salle était pleine. J’étais extrêmement nerveux de me produire dans ma ville natale, sur les lieux mêmes de mon école primaire. Juste au moment d’entrer en scène, avant que les lumières ne soient complètement tamisées, j’aperçus en plein centre de la 5e ou de la 6e rangée Vincent Spain et sa femme, Jacqueline. Vincent me regardait droit dans les yeux, un regard franc, inspirant, lumineux, fier, comblé, visiblement heureux de me retrouver là où j’en étais après toutes ces années.

Vincent Spain (Photo L’Écho de La Tuque, Michel Scarpino)

Ce fut un moment de grand apaisement et d’une belle révélation. L’optimisme dans lequel baignait ce rapport, la foi inébranlable qu’on y retrouvait dans la capacité d’une communauté à contribuer magistralement au développement et au bien-être de ses enfants, l’idée maîtresse à l’effet que tous les adultes entourant un enfant pouvaient l’amener à se voir plus grand que nature, à se faire confiance et à faire confiance au monde, c’est tout cela que me rappelait ce regard affectueux de Vincent Spain ce soir-là. Le bonheur.

Vincent Spain était un grand homme, fier de ses origines, comblé par la vie et qui le rendait bien autour de lui. Cet homme que ma mère adorait (sans doute comme beaucoup de femmes qui fréquentaient son magasin), cet homme affable, généreux, souriant, accueillant, toujours attentif aux autres m’aura appris à écrire le mot bienveillance avant que je ne sache le lire.

Vincent Spain aura été de ceux et de celles qui nous font croire que l’humain peut être bon, généreux, de bonne foi, bienveillant, que l’humain peut être profondément humain. Dans tous ses instants vécus parmi nous, il nous a montré que nous pouvions en être. Même maintenant.

Adieu, Vincent, et merci.

Camil Bouchard

Enfant (1945) de La Tuque

Auteur de Un Québec fou de ses enfants