Les temps ont-ils changé?

Camil Bouchard est originaire de La Tuque. Il a passé son enfance et son adolescence ici. Le chercheur et le professeur de l’UQAM a plongé en politique en 2003 et il est aujourd’hui député du comté de Vachon pour le Parti québécois. Le 7 juillet dernier, M. Bouchard a livré une conférence à la International Society of Adolescence Psychiatry and Psychology intitulée Adolescence: les années lumières. L’Écho vous présente une partie de cette conférence où La Tuque est mise en vedette.

« Les Années lumières auront été l’adolescence de la civilisation moderne comme l’adolescence sont les années lumières de la vie. Il faut vous dire que je l’ai vécue dans une petite ville forestière de 15000 âmes (en exagérant), particulièrement sympathique à ses adolescents : La Tuque. C’était une communauté dont l’assiette fiscale était assez bien pourvue. De fait, c’était à l’époque où la mondialisation du commerce papetier ne s’était pas encore vraiment manifestée. (…) À part le fait admis que la fumée sulfureuse de l’usine ternissait le poli des voitures au grand désespoir de leurs propriétaires, dont M. Duchesneau qui s’échinais à faire briller sa Chevrolet tous les samedis de beau temps, nous ne savions pas encore que les rejets de l’usine nous empoisonnaient, que les températures excessives auxquelles les hommes étaient soumis les détruisaient à petit feu et que nos mères se morfondaient d’ennui à la maison. (…)» « En plus de cette insouciance béate, les adolescents que nous étions profitaient d’équipements sportifs de premier ordre. Ils avaient l’embarras du choix entre le baseball, le football, la balle-molle, le basket-ball (et pour les Anglais et les fils de médecins, le golf), la salle communautaire de bowling et de billard et le cinéma à rabais du samedi après-midi. Sans compter les possibilités quasi illimitées d’aller à la pêche, à la chasse. Et puis, il y avait les petits fruits, y compris les petits fruits défendus (vous me permettrez toute la discrétion requise à ce sujet). » « Les vicaires et curés, les religieux et religieuses s’occupaient de la troupe scoute et des 4H et de l’Oeuvre des Terrains de Jeux (OTJ) qui nous accueillaient enfant, et dont nous devenions, pour certains d’entre nous, moniteurs et monitrices plus tard. Les commerçants, dont la famille Spain se montrait à la fois généreux et futés : ils en avaient guère le choix me direz-vous, mais ils le faisaient dans la bonne humeur et même, pour certains, dans l’enthousiasme. Les familles Scarpino et Scalzo produisaient des générations d’athlètes qui se transformaient au fil du temps en coach ou restaurateurs des stades sportifs. La famille Shapiro demeurait, quant à elle, mystérieuse : leur mercerie sentait quelque chose qui rappelle aujourd’hui les cornichons à l’aneth. » « Une autre famille, la famille Mongrain s’assurait que tout ce beau monde se mette quelque chose d’autre que des statistiques sportives entre les deux oreilles. Aubert Mongrain, musicien talentueux et passionné, sa femme, belle comme seule une violoncelliste peut l’être, avait convaincu la ville de se doter d’une fanfare de très haut niveau. Mais, il fallait à cette fanfare un club ferme, ce que l’Harmonie scolaire formée de plus de 60 adolescents entraînés sous la férule baguette de monsieur Mongrain, assurait. Cette Harmonie scolaire était à ce point performante qu’elle s’était mérité une invitation d’aller jouer à la Place des arts à Montréal. » « En 1958, à 13 ans, j’empruntais une fortune à mon père : 100 $ pour acheter un kiosque de cirage à chaussures. Les repose-pieds m’avaient été offerts à rabais par le propriétaire de la salle de billard voisine de la maison. La clientèle se fit si pressante (faut dire que j’étais installé devant la plus grosse taverne de la ville) que je dû engager un assistant qui touchait 10 ¢ la paire sur un tarif de 25 ¢ et devait me refiler en sus les pourboires. Après tout, je fournissais la matière première, que je lui expliquais ainsi qu’à sa mère, ma tante. J’y donc appris, adolescent, qu’un capitaliste pouvait être détesté, même par son cousin, pour de bonnes raisons! Le défi était de cirer les chaussures des hommes qui, accoutrés de leurs plus beaux pantalons noirs, nous demandaient de faire reluire leurs souliers, noirs aussi, en nous suppliant de ne pas tacher leurs chaussettes jaune citron. Il fallait nous faire confiance. Et nous en étions fiers. » « Mais le nec plus ultra, c’était le 0-100 20, club de danse sans boisson réservé aux jeunes (comme son nom l’indiquait), situé sur le bord d’un petit lac que l’on trouvait en plein centre de la ville, et ouvert les vendredis et samedis soirs. On pouvait y danser, mais aussi y louer des chaloupes à rames, premier élément tactique de chaudes soirées à ramer et à sombrer… plus dans le désir qu’autrement. La même salle de danse ouvrait aussi le dimanche en après-midi. C’était, qu’il fasse beau ou qu’il tombe des cordes (on préférait la pluie), le moment privilégié de slows collés et langoureux : tout le monde voulait danser avec la grande Catherine (nom fictif) réputée pour sa maîtrise très particulière du slow pour ensuite assister, encore lubrique, à la messe de 5 heures où tout le monde avait l’air des anges. Il fallait nous faire confiance. Et nous en étions fiers. » « Vous le voyez bien, j’ai vécu une adolescence bénie, entourée d’adultes compétents qui, eux-mêmes, se retrouvaient dans une communauté homogène et riche de capital économique, de capital humain et de capital social. Nos loisirs étaient diversifiés et, à ce point nombreux, que, pour reprendre un concept cher aux écologistes du développement, les «scènes de comportement» se retrouvaient constamment en demande de jeunes aptes à occuper tous les rôles requis pour le bon fonctionnement de ces activités. Autrement dit, les adultes de cette petite communauté s’étaient piégés : dans leur souci de contrer l’oisiveté propice à la lascivité et à la concupiscence, ils avaient créé des environnements dans lesquels nous étions des acteurs communautaires nécessaires au bon fonctionnement de leurs institutions sportives ou culturelles. Sans nous, leurs projets tombaient. Nous étions indispensables à leurs plans. Et sans doute à leur santé mentale! Autrement dit, quand on ne peut se passer des adolescents, on en prend soin. Comme à La Tuque, au début des années ’60. Pouvons-nous en dire autant maintenant? »