Le seuil pour déterminer une menace nationale doit être réexaminé selon Jody Thomas

OTTAWA — La conseillère à la sécurité nationale du premier ministre Justin Trudeau et d’autres hauts fonctionnaires ont estimé que le seuil du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS)pour déterminer une menace nationale en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence «devrait être réexaminé», a-t-on appris lors de l’enquête publique.

Jody Thomas a déclaré aux avocats de la commission qu’à son avis, la «totalité des circonstances» à l’époque constituait une menace pour sécurité nationale. La Commission sur l’état d’urgence doit déterminer s’il était justifié pour le gouvernement libéral d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, le 14 février, dans le but de mettre fin aux manifestations du «convoi de la liberté». 

Et Mme Thomas a confirmé lors de son témoignage jeudi que lorsque le cabinet s’est réuni le 13 février et a finalement décidé d’utiliser la Loi sur les mesures d’urgence, on lui a demandé si elle pensait que c’était nécessaire. Elle leur a dit : «Oui».

La commission a déjà appris que quelques heures après la décision historique d’invoquer la loi, Mme Thomas a contacté la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour une évaluation de la menace des manifestations à Ottawa et à plusieurs postes frontaliers.

Or, Mme Thomas a contredit ce témoignage antérieur de la commissaire de la GRC Brenda Lucki, qui a déclaré à l’enquête plus tôt cette semaine qu’elle n’avait pas eu l’occasion de transmettre un rapport lors de la réunion du 13 février selon lequel la police n’avait pas épuisé tous les «outils» à leur disposition dans la législation existante.

«Les personnes qui assistent à cette réunion sont censées fournir des informations utiles aux décideurs, à savoir le premier ministre et son cabinet, a expliqué Mme Thomas. Et donc, s’il y a des informations utiles ou des informations critiques, elles doivent être fournies, que vous soyez sur la liste des orateurs ou non.»

Mme Thomas a également suggéré que Brenda Lucki n’avait pas clairement indiqué que la police avait mis à jour ses plans opérationnels pour faire face à la manifestation.

Un document publié par l’enquête contenant un résumé d’un entretien avec Mme Thomas et d’autres responsables suggère qu’elle savait que le SCRS avait déterminé avant cette réunion que les manifestations n’atteignaient pas le seuil d’une urgence nationale, mais elle estimait que l’interprétation de l’agence était trop limitée. 

La Loi sur les mesures d’urgence s’appuie sur la définition de «menaces à la sécurité du Canada» de la Loi sur le SCRS dans sa propre définition de ce qui constitue une urgence d’ordre public. En vertu de la Loi sur le SCRS, une menace exigerait qu’un «acteur connu» se livre à la violence ou mène des activités — et pas seulement des discours — à l’appui d’une menace de violence grave.

Le document indique que Mme Thomas et ses collègues ont conclu que «les menaces à la sécurité ont évolué» depuis l’adoption de la loi en 1988, et que l’utilisation de la définition «devrait être reconsidérée».

Mme Thomas a ajouté lors de son témoignage qu’elle pensait que les responsables étaient habilités à examiner plus largement que la définition pour déterminer s’il fallait invoquer une urgence.

«Les deux lois ont été écrites dans les années 1980 et elles doivent toutes deux être modernisées pour refléter la réalité de la nature des menaces qui se produisent en 2022», a-t-elle déclaré.

Incertitude économique 

L’enquête, qui est mandatée par la Loi sur les mesures d’urgence, devrait poursuivre ses audiences publiques jusqu’au 25 novembre avant qu’un rapport final soit produit au début de l’année prochaine. L’enquête a également entendu jeudi de hauts fonctionnaires du ministère des Finances.

Le plus haut fonctionnaire au ministère fédéral des Finances soutient que l’économie du Canada était déjà confrontée à l’incertitude lorsque les manifestations contre les mesures sanitaires ont bloqué des postes frontaliers et paralysé le centre-ville d’Ottawa l’hiver dernier.

Michael Sabia, sous-ministre des Finances, est l’un des trois hauts fonctionnaires de ce ministère à témoigner jeudi devant la Commission sur l’état d’urgence.

M. Sabia a soutenu jeudi matin que lorsque les manifestations du «convoi de la liberté» ont commencé, fin janvier, l’économie canadienne était déjà à un «moment très, très fragile», en raison des effets persistants de la pandémie de COVID-19 et de l’évolution de la dynamique du commerce mondial.

M. Sabia a expliqué que le Canada traversait aussi une «période très délicate», alors que le gouvernement fédéral préparait son prochain budget et qu’il anticipait les conséquences de l’invasion imminente de l’Ukraine par la Russie.

Le sous-ministre a déclaré à la commission que les manifestations, qui ont causé la fermeture de passages frontaliers, nuisaient également à la réputation du Canada en tant que partenaire commercial fiable, à une époque où le protectionnisme était florissant aux États-Unis.

Il a également indiqué jeudi que le ministère des Finances craignait que si les manifestations s’éternisaient trop longtemps, il y ait des conséquences durables pour l’économie, en particulier pour l’industrie automobile canadienne.

Des documents montrent que Mme Thomas opérait sur la base d’informations provenant principalement du Centre intégré d’évaluation du terrorisme ainsi que de renseignements provenant de sources ouvertes sur les médias sociaux.

Ils montrent également qu’elle n’a pas reçu de rapports directs de la police impliquée dans l’intervention, ce qui inclut la Police provinciale de l’Ontario, le Service de police d’Ottawa et le Service de police de Windsor. De plus, ils indiquent que Mme Thomas a appris les arrestations à Coutts, en Alberta, par les médias plutôt que par la GRC.

Selon Mme Thomas, les responsables discutent en permanence pour savoir où se situe la limite entre une manifestation pacifique et une manifestation violente, et à quel moment il faut intervenir. Elle a déclaré qu’aucune conclusion définitive n’avait été tirée et a évoqué le spectre des événements du 6 janvier au Capitole aux États-Unis, suggérant que si «le 6 janvier est sur le point de se produire» cela ne devrait pas être le seul facteur.

«Je n’ai pas de réponse à cela, mais c’est quelque chose que nous devons considérer, car des situations comme celle-ci deviennent peut-être davantage la norme, a-t-elle déclaré. Il y a là un éventail d’activités, de comportements et de menaces que nous devons comprendre.»

Confusion sur la définition de «sécurité nationale»

Il semble qu’il y ait eu confusion au sein des échelons supérieurs du gouvernement sur ce qu’était même la définition de «sécurité nationale» dans le contexte canadien. Il n’y a pas de définition légale, a écrit un responsable du Bureau du Conseil privé dans un courriel du 9 février, adressé aux hauts fonctionnaires, qui décrivait diverses définitions utilisées dans différentes parties du gouvernement.

Selon les définitions proposées, le fonctionnaire qui a fait la recherche, Philippe Lafortune, a suggéré : «Je suis d’avis que le centre-ville d’Ottawa ne constitue peut-être pas un enjeu de sécurité nationale, mais que l’intégrité des frontières pourrait l’être.»

Le 11 février, trois jours avant l’invocation de la loi, les manifestants qui protestaient contre les mesures COVID-19 et le gouvernement fédéral avaient campé dans les rues du centre-ville d’Ottawa, ce qui durait depuis deux semaines.

À ce stade, Mme Thomas a affirmé que la négociation avec les manifestants comme moyen de résoudre la situation était toujours sur la table.

Mais lors d’une réunion du cabinet le 12 février, a-t-elle déclaré jeudi, elle a indiqué que «ce n’était pas un plan réalisable».

Elle a dit qu’il n’était pas clair avec qui le gouvernement pourrait éventuellement négocier – étant donné que, comme l’enquête l’a entendu, il n’y avait pas de chef spécifique – et qui le gouvernement pourrait même mettre en face eux. «Il n’y avait pas un seul groupe qui avait suffisamment d’influence sur l’ensemble du (mouvement) pour obtenir un résultat qui pourrait être positif.»

Mme Thomas a également évoqué les difficultés rencontrées par les responsables de la sécurité nationale pour déterminer si les menaces violentes étaient crédibles, car aucune agence fédérale n’avait accès à des outils informatiques pour analyser la sortie des médias sociaux.

Pour être considérée comme crédible, une personne doit être identifiable, la menace doit être précise et la capacité de la personne à exécuter la menace doit être déterminée.

«À ce moment, au milieu de cette crise avec le nombre de menaces qui se multiplient contre les élus, c’était un énorme problème et une énorme inquiétude», a-t-elle déclaré.

Les gestes posés à l’époque par Mme Thomas, détaillés dans des documents déjà déposés en preuves à la commission, offrent un aperçu des conseils que M. Trudeau et ses collègues du cabinet recevaient au moment où ils ont décidé d’invoquer la loi d’exception. 

Lorsque M. Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence, il a expliqué aux Canadiens que les pouvoirs extraordinaires, mais temporaires, de cette loi d’exception étaient nécessaires pour mettre un terme aux manifestations.

La loi permettait notamment aux institutions financières de geler des comptes de personnes ou d’entreprises liées aux manifestations.